Papier peint années 70

La Chanson de Marianne, récit court de Pierre BELLENEY, a été initialement éditée à Nogaro, en 1977, par Jean-Roger Bronnimann, directeur de publication à Lidwine Editions, sous le n°2 de la COLLECTION HORS SENTIERS.

Reproduction autorisée avec mention d'auteur et éditeur.

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PREFACE

Un texte érotique ? peut-être. Un texte poétique ? Sûrement. Un texte vécu ? À n'en pas douter. Pierre Belleney nous livre là un douloureux chemin, sur lequel il pourrait bien se faire que l'on se perde, sur les traces de Marianne, mythique réalité, amour transcendé, passion déguisée. Belleney n'a pas peur des mots, il les aime, les façonne, les construit, les modèle jusqu'à ce qu'ils prennent cet aspect de coup de poing dans la gueule – mais aussi cette étrange tendresse désespérée où nous retrouverons, peut-être, le reflet onirique de celles qui furent nos Marianne au temps où nous avions encore nos illusions.

Car – comme chacun sait – la réalité dépasse la fiction et – comme dit Ferré – "il faudrait réinventer le désespoir ".

Jean-Roger Bronnimann

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LETTRE À UNE AMIE AUX CHEVEUX MOUTONS

Je ne sais plus ce qui va suivre. Je suis bien décidé à ne plus provoquer. Je m'en remets à vous. Aux autres. Je n'existe plus à mes yeux, sinon par l'existence qu' ILS, que TOI, ou que QUICONQUE voudra bien me donner. C'est le seul moyen qui me reste de ne pas crever de cafard et d'ennui, de pouvoir rire, de ne pas m'autodétruire.
Je crois qu'il faut vivre car jamais rien n'est terminé; c'est ce que m'aura appris cette journée où j'ai écrit la Chanson de Marianne; c'est ce qu'il faut essentiellement en retenir par-delà les fantasmes, les quelques brins de réalité qui m'ont aidé à dégager cet essentiel qu'est l'immortalité de la vie toujours en passe de naître, de se renouveler, malgré soi, avec l'autre.
C'est mon espoir fou. Mon espoir toujours désespéré d'atteindre à chaque fois une autre solitude par son cri d'amour – ce n'est et c'est essentiellement pour cet autre et pour l'amour qu'il m'apportera que j'écris, et tu le sais, toi aussi
".

Pierre, Mars 1976.

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STRIP-TEASE DEVANT LA MACHINE À LAVER

Autrefois, on avait coutume de laver son linge sale en famille. Aujourd'hui, la mode de la lessive en public dans les lavoirs automatiques fait tache d'huile.
Celui de la rue Courtois, à Lille, a été le théâtre d'un déshabillage aussi imprévu qu'intégral.
Une jeune bohémienne y a retiré sa robe bariolée, le seul vêtement qu'elle portait, l'a placée dans la machine à tambour et a attendu toute nue qu'elle sorte du séchoir pour se rhabiller.

Article publié dans l'Est Républicain en 1975 ou 1976

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LA CHANSON DE MARIANNE

Je vais vous raconter. Un soir. Un soir, de février 1976. Je revenais de Montbéliard. Sous la pluie et la neige fondue; j'avais perdu beaucoup de vie en attendant sur le bord glacé d'une nationale.
Les voitures ne s'arrêtaient pas. Ce fut un soir de pluie comme je vous l'ai dit. Un soir de neige fondue. Un soir de larmes salées. Au bord d'une route un soir où tout était terminé. Où j'étais arrivé à une fin momentanée. Une fin qu'il fallait apprendre à surmonter, une fin prélude à un nouveau commencement.
Les larmes sont inutiles, les regrets encombrent et la pluie tombe, tombe, sur les vieux souvenirs d'hier.
J'ai fait des kilomètres à pied, et j'ai trouvé la gare au bout du chemin. J'ai sorti mon vieil horaire de train que j'avais pris un jour plein d'espoir, dans la petite boîte aux renseignements; j'ai regardé ma montre; j'ai pris un ticket. Je suis monté dans un beau train moderne. J'ai posé mes pieds dégueulasses sur la moquette et, pendant tout le voyage, j'ai regardé la fille blonde qui était en face de moi, de l'autre côté du siège, à cette place privilégiée où les deux rangées inverses de sièges se rejoignent pour former un ensemble ordinaire, où l'on est face à face.

J'étais juste derrière ce siège et je la guettais par la fente, entre les deux fauteuils. Elle s'en est aperçue; ça ne l'a pas beaucoup gênée. Elle était bien appuyée au fond de son siège, les cuisses écartées, le ventre tranquille et plat. Elle était bien; j'étais mieux. Elle est partie loin, vers Lyon. Je l'ai laissée à Besançon.
La pluie tombait toujours, encore plus fort même. Je me suis glissé dans le drap froid, bien nu, bien appuyé sur le ventre, et j'ai laissé la chaleur s'étendre lentement sur mon corps et me faire bander de sa caresse érotique.
C'est au cours de cette nuit que j'ai rencontré Marianne et c'est après avoir joui tous les deux qu'elle a glissé sa tête auprès de mon oreille et qu'elle a murmuré cette histoire en soufflant doucement dans mes cheveux, avec son haleine tiède sentant légèrement le tabac et sa main qui n'arrête pas de glisser sur mon front, défaisant puis remettant sans cesse en place une mèche hypothétiquement rebelle.
Marianne était très chouette Enfin, je veux dire qu'elle était très mignonne. Très très mignonne et jolie. La plus jolie fille de Besançon. Brune. Avec des yeux bleus. J'ai connu une fille comme ça il y a déjà longtemps. Je me perdais dans son regard. Je lui parlais en la regardant. Nos yeux se racontaient comme ça de longues histoires. Comme celle de Marianne. Du moins comme ce que j'en ai retenu; et puis ce qu'en rajoute.
Une histoire voyage toujours d'un individu à l'autre et s'allonge un peu plus à chaque fois. On commence par "un soir" ou "il était une fois" et ça court longtemps, longtemps, jusqu'au jour où on dit "c'est fini point". "Ils eurent beaucoup d'enfants".
Tout à une fin... même les plus belles heures, même l'amour,même les soirs de février, même l'histoire de Marianne.

L'important est de ne jamais en rester là. Ceux qui vivent sont ceux qui continuent après. Après la fin. J'ai toujours essayé de vivre. Même sous la pluie un soir de février où je me suis réfugié entre les draps avec la bouche de Marianne collée à mon oreille.

Et puis, allez vous faire foutre ! je sais très précisément chacun des pores de sa peau, de son visage; je sais ses cheveux; vous savez aussi tout cela. Alors c'est cela: faites un peu cet effort.
Rappelez-vous votre Marianne, oui, c'est cela. Oui, aussi mignonne, aussi jolie. Oui, la plus mignonne des filles de Besançon. Et je vous jure que nous avons tous raison; sans aucun doute.
Voilà. Maintenant vous savez tout sur son visage, sur son corps. Vous savez son nom. Et je vais vous dire ce qu'elle m'a raconté ce soir de février, avec la pluie dehors et son corps dedans, dedans mon lit, dedans mon corps, dedans mon rêve de ce soir là où il fallait continuer après. Après la fin.

Marianne vivait depuis longtemps déjà dans un F3, dans l'une de ces HLM de la municipalité de Besançon, grise avec des volets bleu-ciel, au bord du boulevard Winston Churchill, avec des dizaine de bagnoles et de poids lourds qui passent chaque heure du jour et un peu moins chaque heure de la nuit.
Marianne avait quinze ans quand a commencé sa vie. Elle s'ennuyait dans sa chambre de jeune fille en chêne plaqué, avec la grande armoire à deux portes et une glace au milieu, un cosy style 1960 bourré de livres des collections rose et verte et or, un lit au dessus vert amande, un papier peint à petites fleurs.
Sa mère époussetait tout ça très bien, le faisant régulièrement remarquer à sa fille, en espérant ainsi la gagner à ses idées sur le ménage.

Marianne s'ennuyait donc. Et elle rêvait. Elle rêvait d'un lit en plastique transparent, un lit comme une bulle de savon avec une double paroi très épaisse et vide. Elle y entrait par un orifice comme dans un terrier et elle allait se blottir dans une alvéole, au centre de la boule, nue et souriant aux rêves érotiques qui s'emparaient alors doucement de son corps. Elle rêvait et elle écoutait. Elle écoutait les moteurs qui redémarraient dans un bruit infernal au moment où les feux de signalisation passaient au vert. Elle écoutait les enfants de la maternelle doucement écervelés, un peu plus chaque jour, qui jouaient dans la cour goudronnée en courant autour des arbres malingres sans se douter de rien. Elle écoutait les cris des enfants écrasés sur le boulevard par un gros camion de gruyères. Elle écoutait les signaux de l'ambulance. Elle écoutait le raclement du mètre à enroulement automatique qui servait aux flics venus faire le constat d'accident. Elle écoutait tout ce qui se passait de l'autre côté de sa chambre, dans une chambre conjugale et maritale pleine de petits splitchs, de petits smacks, de monminet et de machatte.
La jeune femme appelait son chat: "mon chat, tu viens dîner ! Mon chat, tu viens voir la télé ! Mon chat tu viens me caresser les nénés !" et le chat répondait à sa maman : "je viens maman. C'était bon ton petit dîner maman ! tu viens on va baiser mon trésor ! tu viens ma chatte douce qu'on frotte nos fourrures frisées et brunes !"!;)
La chatte ouvrait son grand oeil vert et sa pupille profonde arrondie démesurément par la belle obscurité de la nuit. Le jour revenu, la pupille se refermait et ce n'était plus qu'une fente noire et sournoise que le chat fixait en bandant ou en mastiquant lentement un civet de lapin, ce qui revient à peu près au même.

Marianne écoutait donc tout cela et me le disait avec son haleine qui me soufflait doucement dans le cou et ses cheveux sur ma joue qui sentaient le tabac. Marianne rêvait; Marianne écoutait. Marianne voulait connaître aussi tout ce qu'elle devinait de l'autre côté du mur. Elle voulait connaître tout cela. Marianne songeait aux histoires belles. Marianne n'était pas pornographe. Elle se savait jolie. Elle savait tout ce qu'elle pouvait faire avec son corps souple et chaud. Elle savait tout cela. Mais ne le connaissait pas.
Elle le découvrit un dimanche après-midi que ses parents étaient partis. Depuis quelques jours, elle se laissait caresser par un joli minet blond qui l'attendait à la sortie du lycée. Elle lui avait dit de venir. Il était venu. Elle était allongée sur le lit avec le dessus vert amande et les collections rose verte et or. Il l'avait déshabillée, à peine effleurée et presque tout de suite transpercée avec son gros machin. Marianne pleurait. Elle se crut obligée de pousser de petits gémissements de jouissance. Mais elle avait surtout mal entre les cuisses. À la deuxième fois, elle voulu se dégager et cela le vexa. Il n'avait pas eu son compte, probablement. Il se rhabilla et sortit. Elle était seule. Elle se brossa longuement les cheveux. Elle avait un peu envie de vomir. Elle sourit à la glace. Elle pleura sur son lit.
Elle fut douce avec sa mère, puis se disputa violemment avec elle; sa mère lui trouvait les yeux cernés. Le lendemain, elle sourit et partit au lycée avec un air triomphant. Le soir, à cinq heures, il n'était pas là. Elle rentra doucement chez elle, très triste. Elle se disputa à nouveau avec sa mère qui lui demanda ce qui n'allait pas encore. Sa mère raconta à son père que leur fille avait un caractère de chien. Marianne ne mangea pas ce soir-là et claqua la porte de sa chambre. Elle fit exprès d'écouter "Just Like A Woman" très fort.

"– And she aches just like a woman But she breaks just like a little girl –".

Ses parents montèrent le son de la télévision. À dix heures, le silence. Marianne pleurait doucement sur son oreiller bleu.

Le lendemain elle écrivit une lettre. Elle ne reçut pas de réponse. Elle sonna à la porte de ses parents. Ce fut la mère qui ouvrit. Il n'était pas là. Quelques jours plus tard, elle le rencontra dans la rue avec une autre fille à son bras. Elle rentra dans sa chambre et le traita de salaud. Puis elle pleura et jura de ne plus se laisser avoir par tous ces salauds qui ne pensent qu'à tirer un coup.
Je ne sais plus si Marianne me dit cela dans ces termes, mais je le dis comme ça. Et c'est vrai. Je le pense.

Elle appuya doucement son petit ventre doux contre le mien. Je bandais. Mais Marianne posa son visage contre mon autre oreille et continua de parler. Cela se passa. Je n'aime pas bander quand elle n'a plus envie de faire l'amour. C'est bien. Comme ça. Allongée sur mon corps. On se repose, on s'endort doucement.
Dehors, les bus passent dans la rue; il est... et puis on n'en a rien à foutre; le lit est tiède. Elle me dit qu'elle devint méchante avec les gars.Elle les laissait dire, écrire, parler, caresser un peu. Elle les laissait s'allonger à ses côtés. Ils passaient leurs mains tremblantes sous son pull et n'osaient pas caresser plus bas que le nombril. Elle respirait plus vite. Mais quand ils commençaient à tripoter le bouton de son pantalon, elle se relevait.
Un jour, elle passa même sa main sur le sexe dur du garçon et éclata de rire. Le gars était un peu timide. Il ne revint jamais la voir. Pourtant, ce jour-là, elle eut envie de faire l'amour pour la première fois de sa vie. Elle eut seulement peur d'attirer plu près d'elle cet os de chair chaude et humide. Elle pleura et, le soir, fit un cauchemar étrange.

Elle était dans un salon de jeux, assise sur un canapé de velours grenat. La lumière provenait de chandeliers en bronze doré. Au plafond pendait une suspension à fanfreluches joliment décorées de perles très fines bleues, blanches, or et rouges. Des hommes étaient là, groupés autour des tapis verts et faisaient semblant de jouer. En fait, ils la regardaient tous. Elle s'aperçut alors qu'elle était nue avec seulement quelques bijoux exubérants autour du cou et de lourds bracelets d'or au bras. Elle se caressait gentiment entre les cuisses, un sourire très naïf aux lèvres. Tous les joueurs avaient maintenant baissé leurs cartes et les avaient posées sur le tapis. L'un d'entre eux se leva. Il était vêtu d'un costume assez extravagant, de couleur pourpre avec des motifs scintillants représentant de grosses fleurs stylisées. Le tout était très moulant, très bien boutonné; seul détail bizarre : par sa braguette entr'ouverte, le type exhibait sa bite violacée et raide avec les deux boules poilues qui pendaient de chaque côté. Il s'approcha de Marianne puis s'assit à côté d'elle et posa sa main sur son sein gauche. Il le caressa longuement puis descendit entre les cuisses en faisant glisser ses doigts entre les poils. Elle sentit deux de ses doigts la pénétrer. Marianne fermait les yeux et jouissait sans un mot; à peine ses lèvres remuaient-elles. Ensuite, l'homme lui prit l main, la posa sur sa bite, se leva et sortit avec elle. Il ouvrit la portière de sa grosse voiture dorée. Ils pénétrèrent tous deux dans ce lit de cuir brun et l'homme lui fit l'amour puis la renvoya en passant autour de son cou un énorme collier d'or.

Marianne eut un petit rire très doux lorsqu'elle eut achevé le récit de son rêve et je sentis ses lèvres se poser sur les miennes. Tout son corps s'appuyait contre le mien et je sentais ses petits seins contre ma peau. Il y eut un peu de remue-ménage sous les draps, durant quelques secondes et Marianne, souriante, se réinstalla près de mon oreille, continuant à me souffler doucement dans le cou, un soir de février 1976, un soir que je revenais de Montbéliard sous la pluie et la neige fondue, un soir de larmes comme je vous l'ai dit; un soir où j'étais arrivé à une fin momentanée, avec un murmure à mon oreille qui dura longtemps, longtemps, longtemps...

– Tu sais, après ça, j'en ai eu marre. J'ai laissé tomber mes vieux.
– Tu penses vraiment cela, Marianne ?

Elle n'avait pas cru en ces mots. Elle n'y croyait pas. Elle savait simplement que ce jour-là elle en avait eu assez du périphérique, de machatte et de monminet, de la télé et de la soupe avalée à grandes cuillères de sleurp, sleurp, sleurp...Elle s'installa rue de la Madeleine, sous une mansarde. Le couloir était noir en plein jour. L'escalier étroit, la porte, rouge, la fenêtre, jaune. Il faisait froid le soir. Il faisait souvent seul le soir. Elle écrivait dans son journal qu'elle attendait, elle écoutait les pas. C'était lui. C'était le silence. C'était son corps qui se refermait. Marianne luttait. L'hiver passa. Marianne souriait doucement. Son corps s'ouvrait doucement. Les maisons éclataient et déversaient leurs milliers d'occupants dans les rues, comme un gros fruit mûr écrasé sur le sol laisse couler sa chair blette et sucrée.

Un de ces jours-là, à la fin de juin, où même le couloir n'était pas aussi sombre qu'à l'ordinaire, Marianne porta laver sa robe dans une laverie automatique, en bas de chez elle. Le patron la connaissait maintenant de longue date. Elle venait toutes les semaines. Il la regardait ainsi, une heure, chaque semaine. Marianne souriait. Puis elle partait. "Bonjour, mad'moiselle Marianne". Elle ôta sa robe et l'engouffra dans la machine, avec la dose de lessive. Elle était nue et souriait. L'homme bandait sûrement. Il la regardait toujours aussi fixement. Elle s'approcha de lui. Il sut qu'il n'avait pas le droit la toucher; son regard suivait les courbes de ses seins et de ses hanches, glissait entre les cuisses et s'étendait mollement sur le ventre de Marianne.
Un client entra et siffla. Marianne se retourna et lui dit bonjour. L'homme disparut dans le tambour d'une machine à laver, roulé en boule, comme un foetus dans une poubelle, par une nuit humide et délavée, sous une pluie incessante.
Je souriais en écoutant Marianne, je vous le dis: elle me raconta cette histoire dans ces termes mêmes. Et j'y crois. D'ailleurs je l'ai lue dans l'Est Républicain. Marianne remit sa robe, avec la pointe de ses seins sous le tissu; et rentra chez elle.

L'été passa. Le lycée était ennuyeux. Marianne eut un grand amour. Elle l'apercevait tous les soirs en s'endormant. L'ennui reprenait ses droits. Pour ne pas rentrer chez ses parents durant tout le week-end, Marianne prit l'habitude de partir tous les dimanches, en stop, un peu n'importe où, là où les gens voulaient bien l'emmener. Elle ne leur disait pas un mot. Simplement merci beaucoup – sourire à chaque fois qu'ils la laissaient sur le bord de la route. C'est à partir de cette époque que notre passé est commun. Passe-moi une cigarette – lumière – regards éblouis par nos corps – un petit point rouge dans la nuit – le souffle de Marianne, à intervalles réguliers, la fumée qui imprègne lentement toute la chambre, le cendrier à tâtons, dans le noir. Merde ! la cendre que j'essuie sur la couverture. Un jour je suis allé à Montbéliard. C'est un patelin dégueulasse; tu ne trouves pas ? La bagnole s'arrêta. Depuis deux heures, rien. Mais vraiment rien. C'est des vrais pourris dans ce pays. C'était un nord-africain. Il allait à Voujeaucourt – six kilomètres ! tu te rends compte; six bornes ! Le type la regardait, en coin. Marianne pensait à ce même moment au gars timide qui ne revint jamais la voir. La voiture stoppa. Voilà.
Marianne descendit; le type la regardait très intensément. Leurs regards se croisèrent. Marianne regarda ses mains. Elle se réinstalla sur le siège: vous voulez baiser ? le type la prit immédiatement par les épaules. De l'autre main, il fourrageait déjà dans le pantalon de Marianne – espèce de con – je suis pas une pute – merde – la gifle partit – rapide – sèche. Le type lâcha Marianne. Tu as bien une chambre, non ? Aller, ne me regarde pas comme ça – tu voulais tout de même pas qu'on fasse l'amour sur du skaï !
Marianne ferma la porte. Il passa la première – puis la seconde – puis la troisième. Ils tournèrent dans les rues. Ils montèrent un escalier clair. Elle passa la première. La chambre était un peu minable. Il y avait le lit. Marianne ôta son manteau et s'allongea. Il la caressait à pleine main, avec ses mains sûres, avec ses mains qui avaient déjà fait l'amour, souvent, avec ses mains d'homme mûr qui n'avait pas baisé depuis bien longtemps, ses mains qui n'avaient pas oublié la femme restée là-bas, au pays.

Marianne pensait à tous ces petits cons qui avaient frétillé sur son ventre, des goujons dans une poêle. Elle le serra encore plus fort, ses mains dans les cheveux légèrement crépus, ses lèvres partout sur le visage, un soir de février 1976, un soir avec la nuit derrière la fenêtre, après deux heures sur le bord glacé d'une nationale où l'on perd tant de vie à attendre en croyant que tout est fini avec la pluie qui tombe,tombe sur les vieux souvenirs d'hier. Comme je te le dis; et Marianne écrasa sa cigarette dans le cendrier puis se réinstalla en s'allongeant sur moi avec ses cheveux qui sentaient le tabac et son souffle dans mon corps. Cela dura trois semaines, trois semaines où Marianne allait le retrouver tous les week-end. Nous serons heureux Marianne. Nous irons là-bas. Nous.
Marianne cassa la chaîne: elle était heureuse; elle était là, pour le moment, à cet instant précis. Elle se foutait de l'être demain car rien jamais n'est définitif, au bord d'une route où j'étais arrivé à une fin momentanée, une fin qu'il fallait apprendre à surmonter, une fin prélude à un nouveau recommencement.

Les larmes sont inutiles et la pluie tombe, tombe, sur les vieux jours. J'ai fait des kilomètres – je vous le dit – et j'ai trouvé la gare au bout du chemin. J'ai sorti mon vieil horaire de train, j'ai regardé ma montre. J'ai pris un ticket pour Besançon. Je suis monté dans un beau train moderne. Elle a trouvé ma chambre jolie. Rien n'est jamais définitif comme je vous le dis, même les soirs de février où Marianne vous raconte son histoire, même l'histoire de Marianne, même notre grande solitude. Je sais qu'il n'est pas fou d'y croire.

Écoutez, écoutez cette histoire, écoutez mon histoire, disait cet homme qui se sentait devenir de cendre, écoutez ce chant, écoutez la chanson de Marianne. Ce soir,

A Bunch of Lonesome Heroes.

Pierre-Perthuis, Février 1976.

Pierre Belleney
La chanson de Marianne
Lidwine Editions, Nogaro, 1977
Editions de l'Obsidienne, Montpellier, réédition 2017
ISBN 979-10-91874-03-8
Texte sous licence creative commons 4.0 International (CC BY-NC-ND 4.0)

Editions de l'Obsidienne, Montpellier, France

SOMMAIRE

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